Sahel2r3s
9 min readSep 23, 2020

Les carnets du Sahel - 2r3s

Source: Michele Cattani/AFP

La hausse du sentiment anti-français au Sahel

Dans le cadre de l’opération Serval, lancée le 11 janvier 2013, les forces armées françaises au Mali avaient réussi à contenir l’avancée djihadiste vers Bamako et la rébellion séparatiste au Nord. Si elles furent félicitées par les autorités locales et relativement bien perçues par l’opinion publique malienne, il en va tout autrement sept ans plus tard[1]. Suite au lancement de l’opération Barkhane, le 1er août 2014, la perception de l’Armée française au sein de l’opinion publique évolue progressivement : force de libération hier, elle est aujourd’hui considérée comme une force d’occupation. Le sentiment anti-français continue de croître et fait place à des manifestations hostiles dès la fin de l’année 2019. Si les réactions vives se sont fait sentir au Mali, il ne faut pas oublier que non seulement l’opération Barkhane dispose de bases dans trois pays (Burkina Faso, Niger, Tchad) et l’opération s’effectue dans les 5 pays du G5 Sahel. Dans ce contexte, le sentiment anti-français gagne du terrain et dépasse le seul cadre malien. Ces manifestations anti-françaises se sont donc propagées notamment dans les pays où la présence française est la plus concentrée, dans la région des trois frontières ou du Liptako-Gourma.

Dès lors, quels sont les fondements d’une telle défiance et quels sont les discours qui la nourrissent ? Celle-ci n’est-elle pas symptomatique d’un sentiment plus largement anti-occidental ?[2]

L’expression du sentiment anti-français

Les vives critiques formulées à l’encontre de l’opération Barkhane sont portées à la fois par la presse, les réseaux sociaux[3] et la société civile. Elles témoignent de l’incompréhension, voire de la colère des populations sahéliennes qui, malgré la présence de forces armées étrangères (Barkhane et MINUSMA), observent la multiplication des attaques terroristes à la fois contre les civils mais également contre les forces militaires des pays du G5 Sahel (notamment au Mali, Niger et Tchad)[4]. Cette dégradation de la situation sécuritaire dans la région renforce donc ce sentiment anti-français, d’autant plus vu la sophistication des équipements militaires français et l’importance des moyens mobilisés : « À quoi servent-[ils] ? [Ils] sont là, [ils] ont des camps, mais [ils] sont incapables de nous protéger, et ce sont nos soldats qui tombent au front », explique un membre de la plateforme d’associations Fasso Koro[5]. De nombreux drapeaux tricolores ont été brûlés ces derniers mois, à l’occasion de plusieurs manifestations revendiquant le départ des forces françaises.[6] Cette contestation gagne également les forces étrangères puisqu’en octobre 2019, le camp de la Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA) à Sévaré fut l’objet d’un pillage par des manifestants contestant la présence de forces étrangères sur le sol malien. Après avoir mis le feu à des pneus, des jeunes ont emporté du matériel divers, dont des câbles électriques, une climatisation et des matelas.[7] Cette colère grandissante ciblant les infrastructures militaires étrangères et françaises pourrait donc, à terme, fragiliser les capacités d’exécution des mandats des opérations déployées sur le terrain.

Nous assistons depuis un an à des discours complotistes violents qui vont même jusqu’à parler de complicité avérée entre la France et les djihadistes de la région, au Mali, au Niger et au Burkina Faso alors même que les forces étrangères subissent de nombreuses attaques djihadistes. En effet, un certain nombre de personnalités publiques clés, telles que le chanteur malien Salif Keita — va même jusqu’à accuser les forces armées françaises déployées dans la région de collaboration avec les terroristes[8]. En outre, les publications et les thèses accusant la France de se comporter en « pompier pyromane » foisonnent sur les réseaux sociaux.

Les discours de certaines personnalités contribuent à l’émergence de l’hostilité dans les sphères du pouvoir. Le député Oumar Mariko , ou le “Mélenchon” malien, a rejeté les conclusions du sommet de Pau[9] et s’est exprimé de façon virulente contre l’opération Barkhane et les interventions françaises en général : « Monsieur Macron fait croire que les soldats français sont en train de mourir pour la liberté et la démocratie […]. Les soldats français sont des gens manipulés, envoyés à la boucherie pour les intérêts du capital financier français. »[10] Nous avons vu un écart se creuser progressivement à la suite du sommet de Pau entre une partie de la société civile hostile et des pouvoirs sahéliens publiquement engagés aux côtés des Français, notamment le président malien Ibrahim Boubacar Keïta qui a renforcé son soutien à l’armée française.[11]

Si les discours d’hostilité ne sont pas représentatifs de l’opinion publique majoritaire[12], il ne faut pas pour autant en négliger l’ancrage et la vivacité dans la société qui, à terme, pourrait également légitimer les discours et contribuer au développement du recrutement des katiba djihadistes de la région qui se présentent comme résistantes à l’occupation étrangère.[13]

L’instrumentalisation de ce sentiment anti-français est donc un enjeu de taille. En œuvrant pour une nouvelle stratégie en Afrique, plutôt bien accueillie voire sollicitée par les pays sahéliens[14], la Russie de Poutine exploite indirectement ce sentiment anti-français pour se frayer un chemin et une légitimité dans la région. Cette stratégie russe s’accompagne d’une forme de propagande puisque l’on peut observer que lors des marches contestant la présence française au Mali, des slogans pro-russes ont été scandés. Le journaliste Rémi Carayol souligne qu’une « suspicion existe quant à l’éventuelle implication de réseaux russes dans l’organisation de ces manifestations. ».

2019–2020: Le sommet de Pau et ses conséquences sur le sentiment anti-français

Le sommet de Pau du 13 janvier 2020 organisé par la France afin de renouveler, de renforcer son engagement au Sahel et d’en repenser l’orientation stratégique a également été l’occasion pour Emmanuel Macron de demander à ses homologues sahéliens de clarifier leur position quant à la présence française dans la région: « Je ne peux ni ne veux avoir des soldats français sur quelque sol du Sahel que ce soit à l’heure même que l’ambiguïté persiste à l’égard de mouvements anti-français, parfois portée par des responsables politiques »[15]. Cette demande a été très mal perçue par une partie de l’opinion publique sahélienne qui l’a interprétée comme une « convocation qui ne leur (les pays du G5) laisse guère le choix »[16], voire comme une manière d’exiger du G5 un soutien sous peine de rapatrier ses soldats.[17] Cette démarche « fleure le manque de respect à l’égard de ses homologues en les campant dans une position de servitude volontaire à l’égard de la France tout en alimentant de manière collatérale le ressentiment anti-français. »[18].

L’actualité de cet été[19] montre que certains événements participent au renforcement du sentiment anti-français dans la région. L’optimisme affiché par les autorités françaises après l’assassinat d’Abdelmalek Droukdel, l’un des chefs d’Al Qaïda au Maghreb Islamique au Sahel (AQMI), a pu être perçue comme du triomphalisme arrogant, en inadéquation avec la détérioration de la situation dans la région.[20]

L’avenir du sentiment anti-français au Sahel

Le contexte sanitaire lié à la pandémie de Covid-19 contribue à la dégradation du contexte sécuritaire sahélien et peut avoir un effet sur la vivacité du sentiment anti-français et anti-occidental en général dans une partie de la population. Lors de l’apparition des premiers cas de malades en Afrique, les réseaux sociaux affichaient des réactions virulentes à l’encontre de la France et sa responsabilité dans la propagation du virus sur le continent.[21] Si cela ne concerne pas uniquement le Sahel, on peut tout de même se demander si ces mouvements virtuels ne révèlent-ils pas un sentiment anti-français latents qui se réactive à chaque grande crise.

La vague de mesures prises pendant la pandémie, les nombreuses pertes militaires des pays du G5 et enfin le désarroi des populations sahéliennes sont autant de problèmes nationaux et régionaux structurels qui expliquent, par exemple, la vague de contestations survenue à Bamako depuis avril 2020, date où se sont tenues des élections législatives très critiquées.[22] Si ce contexte révèle des dysfonctionnements nationaux et engendre une vague de contestations tournée vers les forces locales, qu’en sera-t-il de la perception de Barkhane, de la MINUSMA et de la Task Force Takuba — opération composée de forces spéciales européennes[23] et rendue opérationnelle courant juillet — dans les prochains mois ? On peut dès lors s’interroger sur l’avenir de ce sentiment anti-français dans la bande sahélo-saharienne en général mais également dans un contexte d’instabilité politique au Mali (coup d’État du 18 août 2020) et sécuritaire (attaque au Niger le 9 août). Va-t-il se limiter à de l’hostilité virtuelle, à des manifestations de rue, à des drapeaux brûlés, ou aboutira-t-il a une haine plus forte et plus violente qui pourrait à terme fragiliser l’opération française déployée dans la région ?

Pour citer cet article : Sasha Morinière, “La hausse du sentiment anti-français au Sahel”, Les Carnets du Sahel, 2r3s, 23 Septembre 2020

[1] Rémi Carayol, Au Sahel, la flambée des sentiments anti-français, Orient XXI, 14/11/2019, https://orientxxi.info/magazine/au-sahel-la-flambee-des-sentiments-antifrancais,3406

[2] L’hostilité de ces derniers mois dépasse la seule opération Barkhane pour également viser l’opération onusienne (MINUMA) et autres dispositifs étrangers déployés dans la région.

[3] Ces contenus viraux prennent la forme de fake news partagées des millions de fois sur les réseaux sociaux visant l’armée français comme par exemple: le vol d’or par des soldats français, la livraison de motos par l’armée française à des djihadistes, le bombardement imaginaire d’une base de l’armée nigérienne par l’armée française.

[4] Juliette N’SIMBA, Liza YOUNG, Mali, Niger : le dilemme des populations face à la présence des armées, Les Carnets du Sahel, juin 2019,

[5] Rémi Carayol, Au Sahel, la flambée des sentiments anti-français, Orient XXI, 14/11/2019, https://orientxxi.info/magazine/au-sahel-la-flambee-des-sentiments-antifrancais,3406

[6] Bénédicte Lutaud, Sahel : Macron dénonce des «puissances étrangères» alimentant les discours antifrançais, Le Figaro, 24/01/2020, https://www.lefigaro.fr/international/sahel-macron-denonce-des-puissances-etrangeres-alimentant-les-discours-antifrancais-20200114

[7] Du matériel de la mission de l’ONU pillé par des manifestants à Sévaré, VOA, 12/10/2020, https://www.voaafrique.com/a/du-mat%C3%A9riel-de-la-mission-de-l-onu-pill%C3%A9-par-des-manifestants-%C3%A0-s%C3%A9var%C3%A9/5121446.html

[8] Caroline Roussy, Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurais voir: le cas de l’Afrique de l’ouest, IRIS, 06/01/2020, https://www.iris-france.org/143290-cachez-ce-ressentiment-anti-francais-que-je-ne-saurais-voir-le-cas-de-lafrique-de-louest/

[9] Patrice Férus, G5 Sahel : le sommet de Pau vivement critiqué en Afrique, TV5 Monde, 14/01/2020, https://information.tv5monde.com/video/g5-sahel-le-sommet-de-pau-vivement-critique-en-afrique

[10] Boubacar Haidara, Pourquoi l’opinion publique malienne a une vision négative de l’opération Barkhane, The Conversation, 10/02/2020, https://theconversation.com/pourquoi-lopinion-publique-malienne-a-une-vision-negative-de-loperation-barkhane-130640

[11] Boubacar Haidara, Pourquoi l’opinion publique malienne a une vision négative de l’opération Barkhane, The Conversation, 10/02/2020, https://theconversation.com/pourquoi-lopinion-publique-malienne-a-une-vision-negative-de-loperation-barkhane-130640

[12] Paul Lorgerie, Au Mali, le sentiment antifrançais gagne du terrain, Le Monde, 10/01/2020, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/01/10/au-mali-le-sentiment-anti-francais-gagne-du-terrain_6025466_3212.html

[13] Boubacar Haidara, Pourquoi l’opinion publique malienne a une vision négative de l’opération Barkhane, The Conversation, 10/02/2020, https://theconversation.com/pourquoi-lopinion-publique-malienne-a-une-vision-negative-de-loperation-barkhane-130640

[14] Ibid

[15] Marc Daou, L’opération Barkhane confrontée à l’hostilité contre la France au Sahel, France 2, 06/12/2019, https://www.france24.com/fr/20191206-l-op%C3%A9ration-barkhane-confront%C3%A9e-au-sentiment-antifran%C3%A7ais-au-sahel

[16] “Le soutien de la Fédération de Russie est vital pour renforcer la stabilité régionale. L’appui en formation et en équipement militaire, le partage de renseignement et d’expérience avec les forces africaines engagées sur ce front seront d’une grande utilité. » (Idriss Deby, 2019)

[17] Laurent Ribadeau Dumas, La Russie exerce-t-elle une influence au Mali ?, France Info, 21/11/2019, https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/la-russie-exerce-t-elle-une-influence-au-mali_3711387.html

[18] Boubacar Haidara, Pourquoi l’opinion publique malienne a une vision négative de l’opération Barkhane, The Conversation, 10/02/2020, https://theconversation.com/pourquoi-lopinion-publique-malienne-a-une-vision-negative-de-loperation-barkhane-130640

[19] Abdelmalek Droukdel est tué le 3 juin 2020 à Talhandak, à 80 kilomètres de Tessalit, au nord du Mali, lors d’une opération héliportée de l’armée française, lancée à partir de croisements de renseignements français et américains

[20] Caroline Roussy, Cachez ce ressentiment anti-français que je ne saurais voir: le cas de l’Afrique de l’ouest, IRIS, 06/01/2020, https://www.iris-france.org/143290-cachez-ce-ressentiment-anti-francais-que-je-ne-saurais-voir-le-cas-de-lafrique-de-louest/

[21] Collectif de personnalités au Sahel, Sommet de Pau: sentiment anti-français ou sentiment anti-Françafrique?, Blogs mediapart, 12/01/2020, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120120/sommet-de-pau-sentiment-anti-francais-ou-sentiment-anti-francafrique

[22] Boubacar Sanso Barry, G5 SAHEL: quel bilan depuis le sommet de Pau?, ledjely.com, 30/06/2020, https://ledjely.com/2020/06/30/g5-sahel-quel-bilan-depuis-le-sommet-de-pau/

[23] Le 6 février 2017, les États du G5 Sahel ont lancé une force conjointe de 5000 hommes (la « FC-G5S » ou la « Force ») mandatée pour lutter contre le terrorisme, le trafic de drogue et le trafic d’êtres humains. La FC-G5S est dotée d’un concept d’opérations dual et évolutif dont la première phase consiste en la sécurisation des espaces transfrontaliers de l’espace G5. Dans une seconde phase peu élaborée, la FC-G5S devrait muter en une force d’intervention antiterroriste appelée à conduire des opérations dans d’autres zones de l’espace G5 (https://www.diploweb.com/IMG/pdf/2018-sow-force-conjointe-du-g5-sahel-diploweb.com.pdf)

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